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Lactarius tristis : mythe ou réalité ?

Marcel Lecomte
Avec la collaboration de Jean-Louis Cheype.

Il y a nombre d'années déjà, nous avions eu l'occasion de discuter avec Jean-Louis Cheype d'une de ses trouvailles qu'il avait appelée Lactarius tristis. Elle avait été présentée à une réunion de la F.M..B.D.S. à laquelle assistait Pierre Arthur Moreau, qui l'avait tout de suite reconnue, l'ayant déjà récoltée lui-même.
Suite à cela, nous avions pris contact avec P.A.M., notre référence en matière de systématique des lactaires.

Voici sa réponse :

« Je connais ce champignon depuis très (très) longtemps, et je l'appelais aussi L. tristis, d'après Bon et Blum. Pour moi c'est une espèce acidophile liée aux hêtres en milieu humide, typiquement sur les talus. J'ai longtemps pensé à l'appeler blennius ou fluens ; le 1er à cause des spores, mais la viscosité était trop faible ; le second à cause de la viscosité faible, mais ni la couleur ni la micro ne correspondent... Bref, rien ne marchait ! Toutefois les différences sont maigres pour le différencier de blennius d'après mes observations micro ; le seul caractère utilisable était l'épaisseur du gélin, mais que faire en cas de sécheresse ?...

Je connais deux stations de tristis :

dans le Cantal, en fond de vallon le long d'une rivière, sous Fagus, alt. 700 m.
en Savoie, à La Motte-Servolex, sous Fagus, dans un parc municipal, alt. 380 m.

Ce n'est pas une espèce montagnarde, peut-être un peu continentale mais j'en doute. Je pense qu'elle doit se trouver dans toute l'aire du hêtre, en cherchant bien. En tout cas elle est peut-être localisée à peu de stations par rapport à blennius, mais elle est sûrement largement répandue.
Je ne l'ai jamais vu à Vallandry, mais nous avons très peu de hêtres. »

Voici également les commentaires qui m’avaient été » transmis par J.L. Cheype :

« J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une espèce à réhabiliter. Blum la définit comme « une espèce ayant le port d’un vietus avec les couleur d’un blennius très délavé. Récolte du 10/10/2003 à Sous-le-Saix (Passy) (MEN 3530D), sur sol argileux sous Salix caprea, avec Fagus à proximité, au bord d’un chemin très humide.
Chapeau gris-verdâtre à marge plus pâle, peu visqueux, zoné, avec au centre avec un petit mamelon aigu. Lames serrées blanchâtres ; lait blanc devenant gris vert. Piléipellis avec hyphes à pigment incrustant zébrant et en plaques. Spores subglobuleuses : 7-8 x 6- 6,5 μm, bassement crêtées.
Je pense que cette espèce n'est pas rare et on la classe le plus souvent comme un L.blennius mal foutu, malgré la cuticule beaucoup trop sèche.»

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N’ayant jamais rencontré ce champignon, nous prenons contact avec mon ami Paul Pirot, remarquable mycologue de terrain, passionné du genre Lactarius, qui déclare n’avoir jamais vu non plus cette espèce, bien qu’ayant bourlingué partout en France et en Belgique, avec les sommités de la mycologie.

Un coup d’œil rapide dans les monographies de M.T. Basso, M. Verbeken & all, ne m’apprend rien de plus sur le sujet. Pas de traces non plus dans les « bibles » de A. Marchand, R. Courtecuisse et M. Bon. Il va me falloir fouiller dans la « Clé monographique du genre Lactarius », de M. Bon (1980 - voir extrait de la clé ci-dessous), pour enfin retrouver sa trace, ainsi que dans « Les lactaires » de Blum (1976). Suite à cela, le scepticisme s’installe et ce nom va quitter notre esprit peu à peu, oubliant même de nous intéresser aux blennius un peu bizarres.

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Et puis, le 19/10/2007, lors du congrès de la Société Mycologique de Strasbourg, à Lucelle (F- 68480), en France, à la frontière du Jura suisse, une série de lactaires bizarres sont soumis à Paul Herzog qui, sans hésitation, annonce : Lactarius tristis. S’ensuit une discussion très constructive qui nous amène à la conclusion suivante : « enfin, nous avons en main cette espèce qualifiée de fantomatique ! ».

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Lactarius tristis, Lucelle, 2007, photo Marcel Lecomte.

Et en effet, cela ressemble vraiment beaucoup à L. blennius ou à L. vietus, surtout avec la cuticule humide.
S’ensuit un examen attentif : exemplaires de taille moyenne, de 5 à 8 cm de diamètre, chapeau avec des nuances gris vert à dominante rosâtre, et de vagues cernes incomplets, nettement creusé au centre. Cuticule un peu brillante, collante aux lèvres, d’apparence humide, mais non réellement visqueuse.
Lames blanchâtres, moyennement serrées, devenant vite rose chair, avec lamelles et lamellules.
Lait âcre, blanc à l’émersion, mais séchant en perles gris verdâtre. Chair blanche, ferme, âcre, inodore. Pied cylindrique, concolore aux lames. Récolte réalisée sous Fagus, en terrain lourd et pentu.
Les photos présentées dans cet article n’ont pas été réalisées in situ, à Lucelle.

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Lactarius tristis, Lucelle, 2007, photo André Février.

Commentaires :

Lorsqu’on a pu manipuler ce champignon, il apparaît comme une évidence qu’il s’agit d’un espèce à part entière, ni tout-à-fait blennius, ni tout- à-fait vietus.

Littérature consultée :

BASSO M.T., 1999 - Lactarius Pers., volume n° 7 de Fungi Europaei, Alassio, Mykoflor a, 845 p., 723-735

BLUM J., 1976 - Etudes Mycologiques III : Les Lactaires, France, Lechevalier, 371 p., 73-87 et 96-97

BON M., 1988 - Champignons d’Europe occidentale, France, Arthaud, 368 p. 94–95

BON M., 1980 - Documents Mycologiques : Clé Monographique du Genre Lactarius, France, tome 10, fascicule 40, 85 p., 13-15

COURTECUISSE R., 1986 - Clé de détermination macroscopique des champignons supérieurs des régions du Nord de la France, Société Mycologique du Nord, 473 p., 160

COURTECUISSE R., DUHEM B., 1994 – Guide des champignons de France et d’Europe, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 478 p., 398-399

COURTECUISSE R., 2000, - Photo-Guide des Champignons d’Europe, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 960 p., 792, n°817

HEILMANN-CLAUSEN J., VERBEKEN A. & VESTERHOLT J., 1998 - The Genus Lactarius, Fungi of Northern Europe, Vol.2, 287 p., 248-251

KUHNER R. & ROMAGNESI H., 1953, reprint 1984 - Flore Analytique des Champignons Supérieurs, France, Masson, 556 p., 473

LANGE J.E., 1994 - Flora Agaricina Danica, Italie, volume 2, 534, planche 171

MARCHAND A., 1980 - Champignons du Nord et du Midi, France, SMPM, tome 6, 291 p., 6-11

Biblio : Cooke 1009=1085B ; Atlas Krombholz t40 fig 26-29

(pdf, 815 Ko).

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